Plus d’un an et demi après le début de la guerre lancée par Israël dans la bande de Gaza, les gouvernements arabes demeurent relativement timorés face au drame qui se joue, à la différence de leurs opinions publiques.
Depuis le 7 octobre 2023, de Rabat à Amman en passant par Mascate, rois, sultan, émirs et présidents ont dénoncé et condamné verbalement la tragédie que vivent les Palestiniens de l'enclave assiégée depuis bientôt vingt mois. Qu’ils aient signé un traité de paix (Égypte et Jordanie), normalisé (Maroc, Bahreïn, Émirats arabes unis) ou non leurs relations avec Israël, ils ont symboliquement appelé au cessez-le-feu, et certains ont accueilli des Gazaouis dans les hôpitaux, à l’instar de l’Égypte, de la Jordanie, ou des Émirats arabes unis.
D’autres sont allés un peu plus loin. Dès le début de l’offensive israélienne, l’Arabie saoudite a suspendu (mais pas rompu) sine die le processus d’adhésion aux accords d’Abraham et placé la question palestinienne comme prioritaire. Le 11 novembre 2024, Mohammed Ben Salmane a utilisé le mot « génocide » pour décrire la situation à Gaza. De son côté, début mai, l’Égypte a rejeté la nomination d'un nouvel ambassadeur à Tel-Aviv et a refusé celle d'Uri Rothman comme nouvel ambassadeur d'Israël au Caire. Une décision liée à « la poursuite de la politique agressive d'Israël dans la bande de Gaza, aux désaccords croissants entre l'Égypte et Israël concernant la gestion de la guerre et au retrait d'Israël de l'accord de cessez-le-feu négocié par l'Égypte et le Qatar ».
« Les Arabes se sont entendus pour ne jamais s’entendre », dit un célèbre adage attribué au penseur Ibn Khaldoun (1332-1406). Cela semble vrai sur la question palestinienne. Lors d’un sommet réunissant à Riyad une cinquantaine de pays de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), fin 2024, le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi a évoqué le « meurtre systématique de civils à Gaza ». Pour autant, les 57 membres de l’OCI et les 22 membres de la Ligue arabe - organe dirigé par Le Caire qui est de plus en plus considéré comme une coquille vide - ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur une action à mener.
Seule avancée notable pour les dirigeants de la région, acculés par l'annonce de Donald Trump et son projet de créer une « Riviera » dans la bande de Gaza, le plan présenté par la Ligue arabe en mars dernier : la reconstruction du territoire, le retour de l’Autorité palestinienne dans l’enclave et la mise à l’écart du Hamas. Une initiative immédiatement rejetée par Israël qui exclut tout rôle futur pour l’Autorité palestinienne, mais qui a surtout promis d’éliminer le mouvement islamiste.
En attendant, aucun pays n’a par exemple rompu ses relations diplomatiques avec Israël, pour ceux qui en ont, ou ne les a suspendues avec les pays soutenant la guerre menée par Tel-Aviv. Aucune sanction n’a non plus été prise malgré les plus de 52 000 tués dans ce qui est considéré par de nombreuses ONG comme une prison à ciel ouvert où sévit désormais la famine.
Ainsi, très vite après le 7-Octobre, les opinions publiques arabes ont pu avoir l’impression que seuls des groupes armés comme le Hamas, le Hezbollah, les Houthis - soutenus par l'Iran - défendaient réellement la cause palestinienne. Chez les dirigeants autoritaires de la région auxquels profite la lutte d’Israël contre les groupes armés précités, la prudence et l’inhibition semblent ainsi avoir pris le pas sur toute autre forme de réaction.
La peur de l’islamisme
« Ce silence assourdissant des leaderships arabes face à ce qui se passe à Gaza s’explique tout simplement par leur très grande dépendance aux États-Unis, commente Karim Émile Bitar, professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de la région. La plupart de ces pays sont dans l’orbite géopolitique américaine, ils dépendent de l’aide américaine, une aide militaire, économique, financière, un soutien politique. » Jusqu’à présent, Washington n’a eu de cesse de clamer son soutien inconditionnel à Tel-Aviv. Mais la visite qu’entreprend cette semaine Donald Trump dans trois pays du Golfe pourrait changer la donne. Contrairement à sa tournée de mai 2017, le président américain ne prévoit pas de s'arrêter en Israël, une omission pas du tout anodine pour nombre de chercheurs et de spécialistes.
Un autre élément pourrait expliquer cette frilosité des pays arabes à s’engager plus en avant pour la cause palestinienne. Pour David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques, « sur le plan étatique, objectivement parlant, la plupart des États arabes de la région - hormis sans doute le Qatar qui hébergeait le bureau politique du Hamas depuis 2012 -, ne sont pas nécessairement mécontents que le Hamas, une émanation des Frères musulmans, se retrouve laminé par la guerre d'attrition menée par Israël dans l'enclave de Gaza. Même si aucun d’entre eux ne peut le reconnaître publiquement alors même qu'ils ne peuvent que se désoler de voir la souffrance de la population civile palestinienne précisément imputable à la stratégie cynique du Hamas. »
Dans une tribune au New York Times en octobre 2023, l’ancien envoyé spécial américain pour le Proche-Orient Dennis Ross affirmait qu’en privé, les responsables arabes lui disaient que le Hamas devait être détruit à Gaza. Officiellement solidaires de la cause palestinienne, la plupart des dirigeants arabes ne peuvent en revanche soutenir un Hamas à vocation « frériste », à rebrousse-poil de la logique d’un État national palestinien défendue en son temps par Yasser Arafat.
Des populations aux antipodes de leurs dirigeants ?
« Où sont les Arabes ? », pouvait-on entendre de la bouche de Palestiniens durant les premières semaines de bombardements. En effet, depuis plus de soixante ans, les populations de la région affichent à l’unanimité leur soutien à la cause palestinienne. Aujourd’hui pourtant, leurs dirigeants restreignent, à part le Yémen, les actions en faveur de la population de Gaza : si les Marocains sont en première ligne lorsqu’il s’agit de descendre par milliers dans la rue et de critiquer la politique pour le moins passive de Mohammed VI dans le dossier palestinien, en Algérie, les manifestations sont interdites par crainte de résurgence du mouvement Hirak ; en Égypte, la place Tahrir est interdite à tout rassemblement depuis le début de la guerre ; en Jordanie, les autorités ont strictement encadré les manifestations qui se sont déroulées durant les premiers mois ayant suivi le 7-Octobre...
En Arabie saoudite, tout signe de soutien aux Palestiniens est interdit alors que, selon un sondage conduit par un groupe de réflexion américain en décembre 2023, 96% de la population saoudienne estime que les pays arabes doivent rompre tous leurs liens avec Israël pour protester contre la guerre dans la bande de Gaza.
Un sondage effectué par le Centre arabe de recherche et d’études politiques (Arab Center for Research and Policy Studies, Doha) en janvier 2024 sur la perception du conflit dans le monde arabe met en lumière une convergence de la position des peuples arabes en faveur des Palestiniens : 92% des personnes interrogées expriment leur solidarité avec les Palestiniens et considèrent que cette cause est celle de tous les Arabes, et 97 % des sondés affirment être affectés psychologiquement en raison de cette guerre.
« Il existe un véritable clivage, très profond, un clivage horizontal, entre les opinions publiques dans le monde arabe et les gouvernants, parce que les opinions publiques restent très mobilisées, pointe Karim Émile Bitar. On a vu après le 7-Octobre qu’il y avait une véritable persistance de la question palestinienne, une centralité de la question, une universalité de la question. Donc même dans les pays qui avaient été très loin dans le processus de normalisation avec Israël, qui avaient signé la paix, comme le Maroc, Bahreïn, ou les Émirats, on voit que l’opinion publique n’est pas du tout au diapason des dirigeants. »
Des dirigeants qui ont chacun leur agenda, qui craignent aussi que ces manifestations pro-palestiniennes se transforment en mouvement contre eux, que de nouveaux Printemps arabes germent et que l’islamisme revienne en force dans la région, le panarabisme ayant fait long feu depuis longtemps. « Les pays arabes ne veulent en aucun cas valider une nouvelle Nakba potentielle [l’exode des Palestiniens de 1948, NDLR] avec de nouveaux flux de réfugiés et sont simultanément inquiets d'une déstabilisation potentielle de leur régime », analyse David Rigoulet-Roze.
Dans cette optique, il apparaît difficile pour les pays arabes d’être unis et de parler d’une seule voix, quand bien même le conflit se régionalise. Israël dit depuis l’été dernier être engagé sur sept fronts : Gaza, la Cisjordanie, le Hezbollah au sud du Liban, la Syrie, les Houthis au Yémen, l’Irak et enfin l’Iran. « Et le front principal, en réalité, c'est Téhéran avec le spectre d'une potentielle bombe iranienne, insiste le chercheur. On arrive probablement au moment de vérité avec les actuelles négociations sur le nucléaire entre Washington et Téhéran. La véritable question est donc : qu'est-ce qu'il peut se passer si elles n'aboutissent pas à un accord ? Et tous les pays arabes sont dans l'expectative, notamment les plus exposés à éventuelles représailles iraniennes en cas de conflit ouvert. »
Rfi